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L’étranger
9 juin 2006

boulevard magenta

Toujours le même rituel : je finis mon café avant qu’il finisse sa bière, je fais semblant de ne pas écouter de quoi ils parlent, je cherche des écrans de télé à regarder, des petits annonces à lire, les gens à observer. Même la rosée de la bouteille de bière à étudier, suivre une goutte qui glisse sans la moindre réflexion vers le comptoir. Presque fière de sa chute irréversible. Il me demande « on y va ? » et pendant un second il semble que tout va bien. Qu’il croit encore qu’il m’aime, qu’il a besoin de moi. Qu’on va vivre une très grande histoire ensemble. Que les autres dans le monde ne vont jamais nous tenter de changer de direction. Qu’on n’a pas de défauts, ou de laideur, ou de névroses. Qu’on est des personnages, pas des gens. Qu’on s’en fout de l’impossible. On s’en fout de la mort, des queues à la banque, des buttons au visage, des rides, des flics. Des tremblements de terre, des bombes, des expositions d’art, de la saleté par terre, de la nourriture expirée, de l’infantilisme qui nous fait sourire, chanter, qui nous anesthésie. Qui nous donne abris, qui nous sert de manteau. On dit adieu à la Polonaise et à sa médiocrité bénie. Visiter les gens, se sentir aimé, occupé, la vie est une autre quand on n’a pas de boulot. Quand il faut créer les embêtements de la vie. Il faut toujours bouger. Bouger, bouger, bouger. Pour se sentir encore là, pour justifier l’espace physique qu’on occupe, pour dire au gens que ça va, qu’on se débrouille, qu’on arrive, que notre existence ne s’agit pas d’une farce, d’un gaspillage de chair et d’os et d’orifices. D’une erreur de Dieu. On attend le métro, on regarde le plan de Paris, on ne sourit pas, on ne se met pas trop proche, pas trop loin. On occupe nos rôles, on ne dit rien, on laisse une pause entre nos entretiens. On respire. On fait attention au monde réel. Au monde sans passion. À ce que c’est que le monde extérieur. Il ne s’occupe pas de moi. Plus jamais. Il attend que j’y aille. Je sais. Il en a marre de notre liaison sans paroles, sans démonstrations. Sans avenir. Sans possibilités narratives. Sans validation extérieure. Comme si c’était moi le seul boulot qu’il avait, et qu’il s’agissait d’un boulot secret, honteux. Et un boulot dont on ne peut pas parler ne sert à rien. Il reste immobile et ennuyé. Comme avant. Comme toujours. Mais sans le contentement de ne pas encore avoir besoin de chercher un objet de désir qui le rend visible. Sans la fierté discrète de ceux qui savent, de ceux qui se savent nécessaires. Sans enthousiasme ; tranquille et gelé. Mais portant les yeux fatigués de quelqu’un qui essaye de ne pas faire de mal à un autre si ça veille dire faire du mal à lui-même. Je me regarde dans la glace de la fenêtre, je peux me voir chaque fois que le train passe tout près d’une muraille en béton. Je regarde aussi la jeune femme avec ses deux enfants, et toute la responsabilité de quelqu’un qui sait exactement ce qui on attend de lui. Et je me rends compte que même nous, les pédés, on n’a aucune idée de combien le monde extérieure ne peut être qu’une force qui blesse et qui fait jouir à la fois. Cette femme blanche et presque laide, mais mince, deux enfants, un mari et une maison sans aucun effort. C’est comme si on lui avait donné un plan de Paris avant qu’elle essaye de trouver la Mairie. Et que nous, on nous aurait donné une enveloppe sans lettre ni timbre, tout en ayant la même destination de cette femme laide, mais mince. Je me rends comte que c’est une bataille perdue. Folle. Ridicule. Que je ne suis pas Sylvia Plath. Et que le Sida est la seule chose qui nous appartient.
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Commentaires
C
Triste réalité. Et pourtant on reste là. On se voit vivre, on se voit prendre tous les trains, tous les avions. On se voit dans les salles d'embarquement, dans les saunas et dans les bars devenus sans fumée depuis si peu. Triste réalité, et pourtant on les regarde ces films, on les lise ses romans qui nous parlent d'amour, d'un homme et d'une possibilité. On reste les personnages qu'on espère être.
L’étranger
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