hotel prélude, encore une fois
boulevard magenta
barbés
J’avais déjà l’habitude de ne rien lui dire et de ne rien écouter dans le métro. C’était toujours comme ça, ce mutisme social. Moi, je lis mes livres ; lui, il écoute mes chansons. Des fois, quand il n’y a plus de pile, il regarde les images de mes magazines. Il traite dédaigneusement ces trucs là : les mots. « Moi, je peux te raconter des histoires mieux que tes livres », il dit. « Oui, je sais », je pensais, sauf que toi et moi on a des histoires à vivre, pas à raconter. Cet homme sans mots, sans paroles, m’a montré l’importance, la validité, des choses non écrites. Des choses qu’on fait. Des choses trop réelles pour être pensées. Ou poétisées.
La vie, la vraie vie, on ne la poétise pas -- son existence, son corps, sa tenue semblait me dire. La vie, on la vit. Sans essayer de la maquiller, de l’imaginer comme si on n’était pas fait en chair.
Il descend du métro et je le suis. Il me demande si on va dire bonjour à Margot. Une copine Polonaise à lui. Si je dis non, il va me trouver une connasse, donc je dis oui, comme si je croyais à leur amitié. Comme si elle avait toutes ses dents. Comme si elle faisait d’autres choses que fumer et lui donner des bières gratuites. Comme si elle n’était pas venue des taudis de la Pologne. Comme si elle n’avait pas déjà été prostituée. Comme si elle avait déjà lu un livre. Comme si elle lui faisait du bien. Comme si moi, comme si je n’étais pas jaloux. De la gaieté qu’elle lui provoquait. De la manière dont elle vivait sa vie : sans le fardeau d’essayer de la comprendre. De la changer. De l’améliorer.
On arrive et cette femme presque heureuse de 37 ans le reçoit avec toute son énergie d’être humain sans aspirations surhumaines. C’est pour ça que je la détesterais si elle était plus proche. C’est parce qu’elle est heureuse. Elle gagne son argent ; elle le dépense ; elle boit de l’alcool ; elle danse. Et elle est contente. D’être vivante. D’avoir un boulot. Un corps de femme. Une âme simple. Du fait que la Pologne fait partie de l’Union Européenne. Et qu’elle n’a pas d’enfants.
Elle m’offre une boisson sans me dire bonjour. Elle est toujours discrètement étonnée que je ne demande jamais d’alcool. « Un café s’il te plait. »
Et pendant que je décide si je mes un ou deux morceaux de sucre, il lui dit un truc en confidence. Et elle répond : « Pas avec lui », en se moquant de ma queerness sans s’en rendre comte. Je suis sûr qu’il lui a dit : « Je sors avec quelqu’un ». Et qu’il était fier de dire ça. Du fait qu’il y avait quelqu’un sur Paris qui voulait sortir avec lui. Peut-être même l’aimer, lui donner des enfants. Et qu’il s’agissait d’une vraie femme. Un être qu’il avait le droit de montrer aux autres. Sans se sentir particulièrement brave, subversif ou criminel.
« Je sors avec quelqu’un », il lui a dit. « Pas avec lui » elle a répondu. La pute.
Et je me laisse souffrir là, comme si je ne peux rien entendre. Comme si je n’aurais même pas le droit de souffrir. Comme s’il faudrait que je me sente déjà assez content d’avoir reçu son regard pour quelque temps. Comme si c’était excessif de ma part d’espérer encore plus, toujours plus. Comme si mon état d’étranger sexuel me castrait le droit de me fâcher quand quelqu’un me fait du mal. Parce qu’il faut que les pédés se sentent déjà satisfaits qu’on nous laisse vivre. Par le fait qu’on nous laisse errer; qu’on nous laisse parcourir les rues du monde librement. Et qu’ils nous baisent de temps en temps.
st. michel
On passe par un kiosk de presse. Je tue mon désir d’acheter un magazine littéraire lorsque je me souviens tous les autres qui j’ai acheté la dernière fois et qui n’ont pas encore été lus. Ou broutés. Mais qui sont bien gardés, comme des petits tickets de métro de l’été dernier. Au cas où une pulsion absolue d’élaborer un journal des mémoires adolescentes vienne dans l’esprit. Au cas où tout se termine et que je n’aie que ces petits morceaux de papier, ces factures avec nos noms, ces brochures de soirées branchées pliées en deux, pour prouver qu’une fois, une fois un vrai homme m’a aimé.
La langue française, cette pute, elle fait qu’on accepte des choses dégueulasses seulement parce qu’elles ont l’air de sonner bien en forme de bouquin. En forme d’anecdote racontée à des amis intellos, ou presque. En forme de chose lisible, sérieuse, publiable, admirable.
Des lâches, les Français, en se cachant des horreurs humaines derrière des paroles bien pensées, des bouches bien perchées, du cinéma bien tourné. Les Français font de leurs vies ce que les Américains font de leurs faiblesses : ils les cachent entre des serre-livres, les maquillent avec des rêves anachroniquement bêtes. Ils les retardent en les imaginant trop. Ces victimes des espoirs fous.
brasserie devant restaurant gigi
rue monge
On cherche un café, on prend le métro, on dit non aux gens, on fait attention à nos sacs. On s’ennuie. Quoi d’autre à faire à Paris? S’ennuyer de la distance entre le soi et les autres, boire du café jusqu'à la dernière pièce, acheter des cartes oranges, esquiver les Américains, chercher des distributeurs, se demander vers où on est en train d’aller.
Il y a toujours un type de peur qu’on respire en marchant par les rues parisiennes. Une sensation de pouvoir rencontrer la plus belle beauté, ou la misère la plus horrifique au tournant d’un coin. Une blonde excessivement bien habillée, ou un Pakistanais sans bras. Des amoureux, ou de la merde de chien. Et toujours des gens qui gardent leur bonheur trop à l’intérieur, leur douleur un peu plus proche de leurs bouches.
On cherche un taxiphone aussi. « Comme d’hab » il dit, sans perdre de vue sa distance de mon corps. Sans perdre de vue le fait qu’il faut au moins être gentil, parce qu’il nous manque une semaine entière encore. Sept nuits. Sept jours vides à remplir. À éviter des paroles sur l’avenir, sur ce qui nous gêne, sur ce qui me gêne, et ce qu’il tue avant qu’il lui brûle la peau.
Lui il s’esquive. Moi je m’approprie, je dissèque, j’invente, j’inflige, je profite. Je saigne. J’adore. Je complote, je mine, je rêve.
On s’aperçoit que l’histoire est morte quand le regard de l’autre ne cherche pas le notre. Je me rappelle me sentir complètement honteux, et surpris, quand il me regardait avant, en me déshabillant, absolument aveugle. Sans se rendre comte de ma laideur, de mes névroses, de ma nature infidèle, obsessive, claustrophobe – criminellement égoïste.
On s’assoyait au Flunch, à manger du poulet sans goût, à boire du café fade, en transformant ces heures tièdes en des promesses de vie bourgeoise, ou sans arrêt, au moins.
Lui il profitait de ce regard social que je lui donnais. Il y a quelqu’un qui me regarde. Moi, je profitait de son regard en soi, des moments où il me touchait avec ses yeux, quand il me faisait le faveur de regarder ce corps à moi, de me castrer doucement, sans hésiter, sans se demander pourquoi, ou comment, ou jusqu’à quand.