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L’étranger

26 juillet 2006

même chambre, étage différent

Quand je suis retourné avec sa bière et il m’a remercié comme on remercie une vendeuse, je lui ai demandé : -Est-ce qu’on peut parler ? -Vas-y. On parle pas ? - Non, on parle pas. - T’es fâché, il a dit, comme si ça j’aurais pas le droit. - Fâché n’est pas le mot. (Ici j’aurais voulu dire désespéré mais…) Je suis frustré. - Parce que j’ai pas fait l’amour avec toi ? - Non, j’ai dit, honteux, et perplexe qu’il s’en soit rendu comte. Je ne te sens pas amoureux. - Mais je sais…je suis pas bien dans ma tête, tu sais très bien. J’ai pas de travail, je suis dans la merde. J’ai rien. J’ai rien. L’autre dit « oui, oui, je t’appelle quand il y a de boulot », nique sa mère, mon frère bla bla bla bla bla. Comme s’il m’inondait avec ses tragédies humaines, comme si ça me fermerait la gueule. Et mon besoin de sa chair. Comme si moi, si je décidais de croire qu’il s’agissait d’un problème social et non sentimental, ça nous donnerait de la paix. De la résolution. Je sens que lui, il a peur des paroles. Il a peur de comment je m’en sers. Il a peur de n’être pas capable de répondre à la même hauteur. Il a peur des questions où la force physique ne sert à rien. Mais ça, cette manipulation des notions abstraites, ça c’est tout ce que j’ai. C’est la totalité de ma boîte à outils. Le cisellement de ma souffrance en mots c’est mon royaume. Comme son corps à lui. Ses bras. Ses mains. Ses doigts intrépides. Sa tenue. Je parle, parle, parle, tout en essayant de ne pas trop dire. Comme si la sophistication de mes paroles le rendait impuissant en face de mon magnétisme intello. Ou bourgeois. Ou de blanc. Ou de pédé. Ou d’étranger. Je parle jusqu'à ce que les mots deviennent des nœuds. Jusqu'à ce que ses oreilles bloquent mes désespoirs. Jusqu'à ce qu’il dise « Ferme ta gueule », « La prochaine fois, je te frappe » et, pire, « demain matin, je pars avec mes affaires. » Et je ne suis pas sûr à quel point il faut être honnête avec soi et dire « ça suffit », ou « ça c’est ma limite », ou même « c’est moi qui m’en vais ». Reconnaître la défaite. Je me demande quand il faut se dire que c’est fini. Que c’est déjà trop moche, et sale et monstrueux. Que les autres se moqueraient de nous s’ils ne faisaient pas pareil.
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18 juin 2006

hotel prélude, encore une fois

Peut-être pas par hasard, il a fallu qu’on revienne ici pour fermer le cercle. Ce bâtiment avec des espèces de demi étages où l’ascenseur s’arrête pour nous offrir des escaliers à monter ou à descendre. Comme s’il essayait de nous dire que même si on choisit des systèmes mécaniques pour nous déplacer d’un étage à un autre, il faut toujours faire encore un peu plus d’effort à Paris, où il y a toujours quelque chose de chiant même dans les situations les plus agréables. C’est ici, pas à Saint Denis ou à 93 que je me sens plus effrayé. Plus vulnérable. Plus dénudé. Sans excuse, sans avenir, sans outil. À cause de l’immoralité banale du voisinage qui semble dire « venez » à tout le monde sauf moi. Mais encore plus à cause de ce bar Portugais au coin de la rue de l’hôtel, où si on m’insulte je comprends excessivement bien. Ma chair le sentirait même avant que mon cerveau. Et ça fera trop mal. Comme s’ils étaient venus de mon enfance jusqu’ici pour me tourmenter. Pour me rappeler que on ne tue vraiment pas la laideur du soi. Que l’oubli n’efface pas ses traces, et qu’ils reviennent comme des balles de ping-pong au fond de la baignoire. Des cadavres paresseux, anciens, oubliés au fond de la mer. Comme si seulement en Amérique on pourrait vivre sa vie en faisant semblant qu’on n’est pas bizarre, grotesque. En faisant semblant que la haine est morte parce qu’on ne la manifeste pas. En faisant semblant que les gens n’ont pas l’envie de nous tuer, de nous frapper, de nous mutiler, et surtout, de rigoler de notre visage. « T’inquiètes pas, le gens ne te feront rien parce qu’ils savent que tu es avec moi». C’est ça qu’il a dit la dernière fois, quand on était encore en train de construire nos rôles, de nous convaincre de nos intentions, et que la taille de nos corps était équivalente à la taille de nos rêves. Mais cette fois il n’a rien dit. Comme si ses services de garde du corps auraient été expirés. Comme s’il me souhaitait de la chance à partir de ce moment.
9 juin 2006

boulevard magenta

Toujours le même rituel : je finis mon café avant qu’il finisse sa bière, je fais semblant de ne pas écouter de quoi ils parlent, je cherche des écrans de télé à regarder, des petits annonces à lire, les gens à observer. Même la rosée de la bouteille de bière à étudier, suivre une goutte qui glisse sans la moindre réflexion vers le comptoir. Presque fière de sa chute irréversible. Il me demande « on y va ? » et pendant un second il semble que tout va bien. Qu’il croit encore qu’il m’aime, qu’il a besoin de moi. Qu’on va vivre une très grande histoire ensemble. Que les autres dans le monde ne vont jamais nous tenter de changer de direction. Qu’on n’a pas de défauts, ou de laideur, ou de névroses. Qu’on est des personnages, pas des gens. Qu’on s’en fout de l’impossible. On s’en fout de la mort, des queues à la banque, des buttons au visage, des rides, des flics. Des tremblements de terre, des bombes, des expositions d’art, de la saleté par terre, de la nourriture expirée, de l’infantilisme qui nous fait sourire, chanter, qui nous anesthésie. Qui nous donne abris, qui nous sert de manteau. On dit adieu à la Polonaise et à sa médiocrité bénie. Visiter les gens, se sentir aimé, occupé, la vie est une autre quand on n’a pas de boulot. Quand il faut créer les embêtements de la vie. Il faut toujours bouger. Bouger, bouger, bouger. Pour se sentir encore là, pour justifier l’espace physique qu’on occupe, pour dire au gens que ça va, qu’on se débrouille, qu’on arrive, que notre existence ne s’agit pas d’une farce, d’un gaspillage de chair et d’os et d’orifices. D’une erreur de Dieu. On attend le métro, on regarde le plan de Paris, on ne sourit pas, on ne se met pas trop proche, pas trop loin. On occupe nos rôles, on ne dit rien, on laisse une pause entre nos entretiens. On respire. On fait attention au monde réel. Au monde sans passion. À ce que c’est que le monde extérieur. Il ne s’occupe pas de moi. Plus jamais. Il attend que j’y aille. Je sais. Il en a marre de notre liaison sans paroles, sans démonstrations. Sans avenir. Sans possibilités narratives. Sans validation extérieure. Comme si c’était moi le seul boulot qu’il avait, et qu’il s’agissait d’un boulot secret, honteux. Et un boulot dont on ne peut pas parler ne sert à rien. Il reste immobile et ennuyé. Comme avant. Comme toujours. Mais sans le contentement de ne pas encore avoir besoin de chercher un objet de désir qui le rend visible. Sans la fierté discrète de ceux qui savent, de ceux qui se savent nécessaires. Sans enthousiasme ; tranquille et gelé. Mais portant les yeux fatigués de quelqu’un qui essaye de ne pas faire de mal à un autre si ça veille dire faire du mal à lui-même. Je me regarde dans la glace de la fenêtre, je peux me voir chaque fois que le train passe tout près d’une muraille en béton. Je regarde aussi la jeune femme avec ses deux enfants, et toute la responsabilité de quelqu’un qui sait exactement ce qui on attend de lui. Et je me rends compte que même nous, les pédés, on n’a aucune idée de combien le monde extérieure ne peut être qu’une force qui blesse et qui fait jouir à la fois. Cette femme blanche et presque laide, mais mince, deux enfants, un mari et une maison sans aucun effort. C’est comme si on lui avait donné un plan de Paris avant qu’elle essaye de trouver la Mairie. Et que nous, on nous aurait donné une enveloppe sans lettre ni timbre, tout en ayant la même destination de cette femme laide, mais mince. Je me rends comte que c’est une bataille perdue. Folle. Ridicule. Que je ne suis pas Sylvia Plath. Et que le Sida est la seule chose qui nous appartient.
31 mai 2006

barbés

J’avais déjà l’habitude de ne rien lui dire et de ne rien écouter dans le métro. C’était toujours comme ça, ce mutisme social. Moi, je lis mes livres ; lui, il écoute mes chansons. Des fois, quand il n’y a plus de pile, il regarde les images de mes magazines. Il traite dédaigneusement ces trucs là : les mots. « Moi, je peux te raconter des histoires mieux que tes livres », il dit. « Oui, je sais », je pensais, sauf que toi et moi on a des histoires à vivre, pas à raconter. Cet homme sans mots, sans paroles, m’a montré l’importance, la validité, des choses non écrites. Des choses qu’on fait. Des choses trop réelles pour être pensées. Ou poétisées.

La vie, la vraie vie, on ne la poétise pas -- son existence, son corps, sa tenue semblait me dire. La vie, on la vit. Sans essayer de la maquiller, de l’imaginer comme si on n’était pas fait en chair.

Il descend du métro et je le suis. Il me demande si on va dire bonjour à Margot. Une copine Polonaise à lui. Si je dis non, il va me trouver une connasse, donc je dis oui, comme si je croyais à leur amitié. Comme si elle avait toutes ses dents. Comme si elle faisait d’autres choses que fumer et lui donner des bières gratuites. Comme si elle n’était pas venue des taudis de la Pologne. Comme si elle n’avait pas déjà été prostituée. Comme si elle avait déjà lu un livre. Comme si elle lui faisait du bien. Comme si moi, comme si je n’étais pas jaloux. De la gaieté qu’elle lui provoquait. De la manière dont elle vivait sa vie :  sans le fardeau d’essayer de la comprendre. De la changer. De l’améliorer.

On arrive et cette femme presque heureuse de 37 ans le reçoit avec toute son énergie d’être humain sans aspirations surhumaines. C’est pour ça que je la détesterais si elle était plus proche. C’est parce qu’elle est heureuse. Elle gagne son argent ; elle le dépense ; elle boit de l’alcool ; elle danse. Et elle est contente. D’être vivante. D’avoir un boulot. Un corps de femme. Une âme simple. Du fait que la Pologne fait partie de l’Union Européenne. Et qu’elle n’a pas d’enfants.

Elle m’offre une boisson sans me dire bonjour. Elle est toujours discrètement étonnée que je ne demande jamais d’alcool. « Un café s’il te plait. »

Et pendant que je décide si je mes un ou deux morceaux de sucre, il lui dit un truc en confidence. Et elle répond : « Pas avec lui », en se moquant de ma queerness sans s’en rendre comte. Je suis sûr qu’il lui a dit : « Je sors avec quelqu’un ». Et qu’il était fier de dire ça. Du fait qu’il y avait quelqu’un sur Paris qui voulait sortir avec lui. Peut-être même l’aimer, lui donner des enfants. Et qu’il s’agissait d’une vraie femme. Un être qu’il avait le droit de montrer aux autres. Sans se sentir particulièrement brave, subversif ou criminel.
« Je sors avec quelqu’un », il lui a dit. « Pas avec lui » elle a répondu. La pute.

Et je me laisse souffrir là, comme si je ne peux rien entendre. Comme si je n’aurais même pas le droit de souffrir. Comme s’il faudrait que je me sente déjà assez content d’avoir reçu son regard pour quelque temps. Comme si c’était excessif de ma part d’espérer encore plus, toujours plus. Comme si mon état d’étranger sexuel me castrait le droit de me fâcher quand quelqu’un me fait du mal. Parce qu’il faut que les pédés se sentent déjà satisfaits qu’on nous laisse vivre. Par le fait qu’on nous laisse errer;  qu’on nous laisse parcourir les rues du monde librement. Et qu’ils nous baisent de temps en temps.

1 mai 2006

st. michel

On passe par un kiosk de presse. Je tue mon désir d’acheter un magazine littéraire lorsque je me souviens tous les autres qui j’ai acheté la dernière fois et qui n’ont pas encore été lus. Ou broutés. Mais qui sont bien gardés, comme des petits tickets de métro de l’été dernier. Au cas où une pulsion absolue d’élaborer un journal des mémoires adolescentes vienne dans l’esprit. Au cas où tout se termine et que je n’aie que ces petits morceaux de papier, ces factures avec nos noms, ces brochures de soirées branchées pliées en deux, pour prouver qu’une fois, une fois un vrai homme m’a aimé.

La langue française, cette pute, elle fait qu’on accepte des choses dégueulasses seulement parce qu’elles ont l’air de sonner bien en forme de bouquin. En forme d’anecdote racontée à des amis intellos, ou presque. En forme de chose lisible, sérieuse, publiable, admirable.

Des lâches, les Français, en se cachant des horreurs humaines derrière des paroles bien pensées, des bouches bien perchées, du cinéma bien tourné. Les Français font de leurs vies ce que les Américains font de leurs faiblesses :  ils les cachent entre des serre-livres, les maquillent avec des rêves anachroniquement bêtes. Ils les retardent en les imaginant trop. Ces victimes des espoirs fous.

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25 avril 2006

brasserie devant restaurant gigi

Mais cet après-midi, il ne faisait même pas d’efforts pour me convaincre qu’il avait encore besoin de moi. De ma peau, de mes rappels, de mes visites, de mon argent, de mes oreilles. De la garantie de ma présence. La douceur manquait à ses yeux. La douceur protectrice, animalesque d’avant. La douceur bête et infantile de quand on rêve ensemble. Des rêves différents, c’est clair, mais avec les mêmes personnages. Le même but. Je le regarde et je m’aperçois que la plupart de ses fringues viennent de moi. Sauf ses bottes et les lunettes de soleil. Je me suis rendu compte comme les limites changent avec l’augmentation de la peur de tout perdre. On apprend à se taire si on veut que la douceur ne devienne pas trop amère. On apprend à se violenter pour éviter des changements, des signes que tout n’est pas bien. Qu’il commence à s’éloigner, à cogiter des alternatives, à imaginer mon absence. On apprend à se diminuer pour qu’il puisse se sentir libre, propriétaire de la situation. On apprend à s’aveugler, à ne rien penser, à trop penser, à mourir un peu, pour pas mourir totalement. On apprend à accepter le rôle des mensonges dans des situations de cœur, de dépendance. On apprend même à être content d’être malheureux. Et, au moins, de n’être pas seul, sans baiser, sans attendre. Quand on rentre dans une brasserie pour demander des formules chères qui arrivent toujours avant qu’on s’ennuie, je pense : il est possible que je me trompe. Il est possible qu’il ne s’agisse pas des irréversibilités de la fin, mais des changements normaux des rapports qui résistent au temps. Peut-être que c’est comme des cauchemars où on tue quelqu’un, ou l’écrase, où on est nu et humilié, et on nous demande dans le cauchemar si c’est un cauchemar, et on trouve que non. Et après, on se rend compte que oui. Et qu’on croit tout ce qu’on se dit si on a vraiment besoin de le faire. Et qu’on est trop bon en trouvant des façons de tergiverser l’inévitable, la défaite. Après le repas on prend le métro. On fait un tour. Il écoute son iPod. Mon iPod. Il m’appelle par mon nom. Pas « chéri » ou « coco » comme avant. Ou « ma puce » comme tout à l’heure. Il m’appelle par mon nom. Mon nom de mec. Ce qui rend ces rapports même plus grotesques. Comme s’il ne savait pas qu’il s’agit de deux bites. Qu’il s’agit d’une blague, d’une histoire, d’un mensonge. D’une fantaisie névrotique. Qu’il s’agit de mes stratégies de garçon perdu, et bien gâté. Et sans aucune autres options, comme lui. Sauf que criminel, et lâche, parce que conscient. Conscient du mal qui se développe, qui s’accumule. Conscient de la chute qui vient bientôt. Conscient du jeu. Du mécanisme. Et encore muet. Stratégiquement désarmé.
22 avril 2006

rue monge

On cherche un café, on prend le métro, on dit non aux gens, on fait attention à nos sacs. On s’ennuie. Quoi d’autre à faire à Paris? S’ennuyer de la distance entre le soi et les autres, boire du café jusqu'à la dernière pièce, acheter des cartes oranges, esquiver les Américains, chercher des distributeurs, se demander vers où on est en train d’aller.

Il y a toujours un type de peur qu’on respire en marchant par les rues parisiennes. Une sensation de pouvoir rencontrer la plus belle beauté, ou la misère la plus horrifique au tournant d’un coin. Une blonde excessivement bien habillée, ou un Pakistanais sans bras. Des amoureux, ou de la merde de chien. Et toujours des gens qui gardent leur bonheur trop à l’intérieur, leur douleur un peu plus proche de leurs bouches.

On cherche un taxiphone aussi. « Comme d’hab » il dit, sans perdre de vue sa distance de mon corps. Sans perdre de vue le fait qu’il faut au moins être gentil, parce qu’il nous manque une semaine entière encore. Sept nuits. Sept jours vides à remplir. À éviter des paroles sur l’avenir, sur ce qui nous gêne, sur ce qui me gêne, et ce qu’il tue avant qu’il lui brûle la peau.

Lui il s’esquive. Moi je m’approprie, je dissèque, j’invente, j’inflige, je profite. Je saigne. J’adore. Je complote, je mine, je rêve.

On s’aperçoit que l’histoire est morte quand le regard de l’autre ne cherche pas le notre. Je me rappelle me sentir complètement honteux, et surpris, quand il me regardait avant, en me déshabillant, absolument aveugle. Sans se rendre comte de ma laideur, de mes névroses, de ma nature infidèle, obsessive, claustrophobe – criminellement égoïste.

On s’assoyait au Flunch, à manger du poulet sans goût, à boire du café fade, en transformant ces heures tièdes en des promesses de vie bourgeoise, ou sans arrêt, au moins.

Lui il profitait de ce regard social que je lui donnais. Il y a quelqu’un qui me regarde. Moi, je profitait de son regard en soi, des moments où il me touchait avec ses yeux, quand il me faisait le faveur de regarder ce corps à moi, de me castrer doucement, sans hésiter, sans se demander pourquoi, ou comment, ou jusqu’à quand.

12 avril 2006

"t"

On se traîne jusqu'à la rue Mouffetard, où on achète la meilleure glace du monde, un parfum qui commence avec la lettre « t » et sonne italien. Et ou on écoute des Américains parler de ce qu’ils ont acheté, des choses. Ils sont intelligents, les Américains, ils savent très bien se cacher de ce qui fait mal, de la traîtrise des choses sans limites; sans prix. Cette rue des petits touristes si joyeux qu’ils doivent être effrayamment tristes, c’est là où je me suis rendu comte que ou il me trompe, ou il me tromperai. Et que c’est pareil. Et pendant qu’on choisit entre une pizza de 18 euros et un kebab avec de la sauce samurai, je me demande s’il écrase si soigneusement mon petit cœur de femme polonaise pour survivre, pour baiser ou parce que c’est la fin. Il dit qu’il faut faire des trucs bien sur les prophètes, sans leur donner de têtes de bombes, lorsque je regarde mes rêves parisiens se briser en air, et je me dégoûte des impossibilités qu’ils m’imposent. Qu’ils m’offrent comme cadeaux sataniques. Comme des blagues qui finissent par tuer quelqu’un, ou le rendre incapable d’imaginer de s’imaginer beau, beau et bien baisé, avec un tas de lendemains. De croire à une manière adulte de gérer la douleur, sans prétendre qu’on a besoin de sa disgrâce pour continuer. Pour continuer. Nous, les pédés, ou peut-être moi, le pédé, on s’occupe trop de garantir notre bonheur que de la vivre vraiment. On ne se permet pas des moments de brève gaieté parce qu’on a peur qu’ils nous trompent, qu’ils nous fassent perdre du sol, de la chair, de la plénitude prévue -- comme le père qui quitte la chambre de l’enfant une fois que celui-ci commence à dormir. Des petits gamins qui se disent trop fatigués pour jouer une fois que tous les jeux ont été délicatement mis en place. Ou des sœurs que disent « oui » et après « peut-être. »
10 avril 2006

metro rome

Je rentre dans l’hôtel et il me suit. Parce qu’il n’a pas de choix. Et parce qu’il sait que ses profits n’annulent pas les miens. Dans l’ascenseur, je sens sa froideur d’homme éloigné, mais trop lâche pour l’admettre (ou peut-être trop inutilement effrayé de faire du mal aux autres). C’était dans l’agoraphobie des ascenseurs français que notre lien de chair se montrait toujours inévitable. Il m’attrapait par les bras comme une chose ; m’embrassait tout en m’immobilisant, et c’était seulement comme ça que je pouvais mesurer son amour pour moi. Ses besoins, mes garanties. Oui, il est probable qu’il me baise ce soir. Mais ce matin-là, il avait choisi de regarder les buttons, la porte, le plafond, et de ne rien dire. De transformer la petitesse de cet espace dans une grande chambre sans sol, sans pont, sans son, sans couleurs, sans matière, sans brillance. Et avec des trous, partout. Des vallées sans fin. Sans, sans, sans. Comment ça s’est fait, le paroxysme du castré social le comble du personnellement phallique en même temps? Dans la chambre, cet homme confus et moi, on ne fait pas l’amour. On parle des choses sans vie et sans promesse ; de vraies choses qu’on touche, qu’on voit et qu’on essaye de surpasser. On raconte des petites histoires de voyages (de l’Amérique vers Paris ; de Paris vers elle-même). On respire de l’air sans faim, sans mystère, d’une histoire anesthésiée, au bord de larmes. Une histoire d’homme et de garçon. D’homme et de garçon. D’homme et de garçon. D’homme, d’homme, et de garçon. De haut et de bas. De trop et de rien. Et de rien que ça. Histoire de peau de cicatrice et de pore. De la couleur de l’homme. Tous les hommes. Tous. Tous, tous, tous. Une histoire si intime au début qui devient, d’un coup, une histoire à tous, sauf à nous. Une histoire pour les livres jamais écrits, pour ceux qui sortent d’eux-mêmes quelquefois dans leur vie. Une histoire qu’on peut raconter quand on a besoin de plus de tristesse pour noyer la tristesse, néanmoins. Et c’est impossible de ne pas s’étonner qu’on sorte de cette petite chambre inanimée sans faire l’amour. Sans s’embrasser follement. Sans se rappeler qu’on ne s’est pas vus depuis des semaines, des siècles. Sans prendre du temps pour se convaincre que la rue, que le dehors, ait quelque chose de plus important à nous offrir que la chair, que des souvenirs. Comme si l’après pourrait être plus plein de promesses que l’avant. Comme si les idylles ne se rabougrissaient pas avec le temps. Comme s’il y avait quelque chose de plus beau, de plus délirant, à nous attendre au-dehors de cet ascenseur sans air, sans geste, sans sexe.
6 avril 2006

rue mouffetard

Je me sens au bout d’une transformation irréversible. Je commence à devenir cette femme polonaise et idiote du métro, qui aime selon l’intensité du vide qui vient de l’autre ; la femme qui s’échappe seulement quand elle est déjà descendue trop bas. La femme capable pas de tuer, mais de mourir pour quelqu’un qui la hait, mais qui la touche au moins. Et qui la tolère. Qui la maintient suffisamment affamée pour ses regards éphémères, mais infaillibles quand même. Comme si elle n’était pas dégueulasse, comme si elle n’était pas désespérée, comme si elle se donnait le droit de choisir, comme si elle n’était pas moche, et honteuse, et perdue, et bête – et facile. Et cheap. Et faible. Comme si elle ne se donnerait pas à n’importe qui s’il démontrait un petit peu de bonne volonté. De clémence envers des cœurs naïfs. Sans propriétaire, sans aucune perspective de gaieté. Je le regarde et il ressemble à un clochard. Un clochard à la Gus Van Sant ou Gregg Araki ; moitié junkie cru, moitié poète sans poème; de toute façon stylisé. Un homme sans abri, mais pas sans choix. Sans moralité, mais pas sans savoir ce que s’est que la dignité. Sans sous, sans femme, sans boulot, sans mot, sans droits, sans but, sans rêve, sans caprice. Mais un homme avec qui je me permettrais l’audace délicieuse et calamiteuse de tout laisser tomber pour qu’il me prenne -- et qu’il ne me lâche pas. Si lui, il avait pu lire, comprendre des trucs abstraits, des choses de l’âme pensante, il serait quelqu’un de très dangereux. Mais non. Il ne l’a pas eu cette chance là, ou ce fardeau. Et alors il est là, devant moi. Et il me donne un bisou discret, comme s’il demandait quelque chose. Qu’il sait que je lui donnerai. Et dont j’ignore le vrai motif, il le sait. . Et comme si je n’appartiendrais pas trop à lui pour me foutre.
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L’étranger
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